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La leçon d'anatomie du docteur Tulp ou : de Rembrandt à Sebald en passant par Asterix, l'Afrique du Sud et Che Guevara (en 4 parties). (lire 1ère partie). 2ème partie : On ne voit pas tous la même chose dans le même tableau. Dans les Maîtres d'autrefois, un chef-d'oeuvre de la critique romantique, Eugène Fromentin étudie certaines oeuvres rencontrées au cours d'un voyage assez court
(du 5 au 30 juillet 1875) en Belgique
et en Hollande. Connu comme écrivain, peintre et critique d'art, Eugène n'y va pas de main molle. Il assassine carrément la leçon d'anatomie de Rembrandt
qu'il juge comme une oeuvre mineure. Écoutons-le, (ou lisons les pages 291 à 297 de l'édition originale en ligne et téléchargeable
à la bnf)
Fromentin y est en forme et ne mâche pas ses mots. Extraits :
La leçon d'anatomie du docteur Tulp a bien sûr aussi intéressé les médecins, physiologistes, anatomistes de toutes les époques. Les scientifiques n'ont jamais trop
aimé qu'un
non spécialiste touche à leur domaine ou veuille y mettre son grain de sel. Ils se sont donc intéressés à ce qui était représenté du corps, à savoir ici la main,
le bras et l'avant-bras, les muscles et les tendons représentés, qui précisons-le n'étaient absolument pas la spécialité du docteur Tulp, qui restera dans l'histoire plutôt pour sa description
des méfaits du tabac sur la respiration, et celle
de la valvule iléo-caecale. En 2006, parut dans une revue néerlandaise un article à sensation puisque deux médecins avaient refait la dissection du membre gauche dans la même position que sur le tableau et donnaient leurs commentaires et critiques et laissaient entendre une certaine inexactitude voire même des inversions de masses musculaires. Je passe rapidement les arguments de la polémique (il semble que des éléments du musculus flexor digitorum superficialis (muscle fléchisseur superficiel des doigts) ont changé de position, que certains muscles n'apparaissent pas et que la structure longitudinale blanche que l'on voit sur le côté de l'os cubital n'existe pas). Précisons quand même que le muscle fléchisseur en question est celui que tient la pince du docteur Tulp. Enfin que les admirateurs de Rembrandt se rassurent : Rembrandt était un bon observateur et un bon anatomiste, et il savait ce qu'il faisait, comme on le lira chez Sebald tout à l'heure. Ce qu'on peut critiquer (exagération ou approximation) peut être expliqué par un effet de perspective provoqué par le soulèvement de la pince qui peu large prend toutes les masses du muscle fléchisseur.
On peut s'attarder sur le regard des deux personnages situés à droite de Tulp et qui semblent suivre attentivement la leçon (les deux bons élèves dirait un prof aujourd'hui). L'un regarde la main disséquée, l'autre la main gauche du professeur. On peut même dire pour ce dernier spectateur que sa propre main gauche posée devant lui préfigure (inconsciemment sans doute) ou se prépare à mimer (ou reproduire) ce que va faire la main de Tulp et les doigts du cadavre, : fléchir le bout des doigts !
Dans ces pages, c'est fréquent chez Sebald, on trouve des photos, en général assez sombres et de mauvaise qualité. Ici trois,
dont la première est le crâne de Thomas Browne qui d'après Sebald a sans doute assisté à la dissection du docteur Tulp (précédée par des pages non moins passionnantes sur
la recherche et l'histoire de
ce crâne, qui elles-mêmes suivaient des considérations sur les scrupules de Flaubert...). Les deux autres représentent le tableau en entier et un détail cadré et choisi où figure le cadavre,
vous comprendrez bientôt pourquoi. .
C'est le moment où on peut dire que Sebald n'y va pas " de main morte " : - " Si nous n'avons pas la preuve formelle, il est plus que probable que l'annonce de la dissection n'a pas échappé à Browne et qu'il a assisté en personne au spectaculaire évènement représenté par Rembrandt [...] tant il est vrai que la leçon d'anatomie [...] n'était pas seulement du plus haut intérêt pour un médecin en herbe mais faisait véritablement date dans le calendrier de la société de l'époque, en passe, comme elle le croyait, de s'arracher aux ténébres pour pénétrer enfin dans la lumière." - " il s'agissait aussi de quelque chose d'autre, que l'on eût sans doute récusé avec force, à savoir du rituel archaïque du démembrement d'un homme, de la stricte application de la peine requise contre le délinquant [...] - "Le caractère officiel de la dissection du défunt [...] mais aussi le fait qu'un banquet solennel, en quelque sorte symbolique, a lieu à l'issue de la procédure, prouvent que la leçon d'anatomie d'Amsterdam n'a pas uniquement pour objet l'approfondissement de la connaissance des organes internes de l'homme. " - "[...] et nous croyons voir ce qu'ils ont vu : allongé au premier plan, le cadavre verdâtre d'Aris Kindt, la nuque brisée, le torse effroyablement bombé sous
l'effet de la rigidité cadévérique. Et cependant, on peut se demander si quelqu'un a réellement vu ce cadavre car l'art de la dissection, à l'époque en plein essor,
consistait au bout du compte à rendre invisible le corps coupable". - [...] " car il ne s'agit surtout de ne pas perdre de vue l'atlas anatomique ouvert où l'effroyable corps matériel se trouve réduit à un diagramme, à un schéma d'homme tel que le concevait
l'amateur passionné d'anatomie, rené Descartes, qui semble avoir compté, lui aussi, au nombre des spectateurs présents au Waagebouw en cette matinée de janvier. " - "Descartes enseignait qu'il faut détourner son regard de la chair incompréhensible, le fixer sur la machine disposée en nous, sur ce qui peut être compris totalement, utilisé plus efficacement et, en cas de dysfonctionnement, réparé ou mis au rancart." - " Au singulier isolement dans lequel nous apparaît le cadavre pourtant entouré de monde correspond le fait que le réalisme tant vanté de ce tableau de Rembrandt ne résiste pas à l'examen. " Dernière citation que je choisis et importante à mes yeux, où après de nombreuses remarques sur les particularités que Sebald trouve à la main disséquée il conclut : - " [...] Les tendons dénudés qui devraient être ceux de la paume droite de la main gauche sont en fait ceux du dos de la main droite, il s'agit donc d'une figure purement scolaire,
d'un emprunt à l'atlas d'anatomie en vertu duquel le tableau, au demeurant peint d'après nature, présente un défaut de construction criant à l'endroit même où s'exprime sa signification
centrale, à savoir là où la chair a d'ores et déjà été incisée. Il est
à peine pensable que Rembrandt ait fait cela sans le vouloir. Autrement dit, la rupture dans la composition me semble tout à fait intentionnelle. La main difforme témoigne de la violence
qui s'exerce à l'encontre
d'Aris Kindt. C'est avec lui, avec la victime, et non avec la guilde des chirurgiens qui lui a passé commande du tableau, que le peintre s'identifie. Lui seul n'a pas le regard cartésien,
lui seul perçoit le corps éteint,
verdâtre, voit l'ombre dans la bouche entrouverte et sur l'oeil du mort. " On comprend que l'interprétation de Sebald vise à donner à Rembrandt une grande intentionnalité, conformément
à son origine plutôt modeste et l'empathie dont il a fait part pour les déshérités dans de nombreux tableaux. Sebald tient à nous faire croire (ou imposer) que Rembrandt
a privilégié le cadavre
pour montrer la double violence exercée à son égard, l’exécution capitale par pendaison suivie de la dissection anatomique.
Loin de moi et en suis incapable de vouloir juger ou privilégier une interprétation plutôt qu'une autre. Tout ce qui a été dit ou écrit comporte en lui-même à la fois sa preuve (question/réponse) mais aussi sa réfutation. Par exemple quand Sebald écrit (dans un passage que je n'ai pas complètement cité et concernant la main disséquée) " Comparée à celle qui repose le plus près du spectateur, elle nous apparaît à la fois démesurément grande et totalement inversée du point de vue strictement anatomique. les tendons dénudés qui devraient être ceux de la paume de la main gauche sont en fait ceux du dos de la main droite. Il s'agit donc d'une figure purement scolaire, [...] " cela n'est pas recevable : la main et l’avant-bras ne sont pas inversés. L’extrémité du membre est simplement en supination et les tendons dénudés sont bien ceux de la paume de la main gauche. Ajoutons pour la petite histoire, mais vérifiée, qu'une étude aux rayons X du tableau a montré que lors de la dissection le cadavre n'avait à droite qu'un moignon, et que Rembrandt a complété sur sa peinture. Aris Kindt avait donc dû antérieurement être puni une première fois pour un vol (mais sans mort de la victime, comme ce fut le cas la dernière fois) et donc amputé comme c'était la règle à l'époque. Les proportions ou comparaison entre les deux bras ou mains du cadavre sur le tableau ne peuvent donc pas servir d'arguments, sachant que lorsqu'un membre ou un organe sont amputés ou détruits, l'autre symétrique effectue une compensation, que ce soit de forme, de volume, de fonction ou de force ... Sebald propose donc une lecture du tableau qui va totalement à l'encontre des interprétations réalistes. Il rend évident un montage entre deux représentations du corps : une picturale, l'autre scientifique. Sebald défend un regard capable d'empathie pour ceux qui ne peuvent plus parler : les disparus, les morts, les victimes de la destruction. On sait que c'est un de ses thèmes favoris (cf son livre De la destruction comme élément de l'histoire naturelle). Son interpétation montre ce qui n'est pas directement visible : " un inconscient collectif qui rejoue un rituel classique " (Muriel Pic, déjà citée dans ma page précédente). Sebald rejoint Walter Benjamin quand il appréhende l'histoire comme histoire naturelle ou histoire de la nature, en utilisation des images empruntées au domaine naturaliste : crâne, opération anatomique... et en révèlant ce qui n'était pas vissible directement dans le tableau : " un rituel archaïque ". Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique Walter Benjamin ajoute une note, à partir de sa 3ème version écrite de cet ouvrage, concernant le tableau de Rembrandt (page 20 de l'édition Allia, ou page 278 du tome III des oeuvres chez Folio) : Le passage annoté est celui-ci : "Car rendre les choses spatialement et humainement " plus proches" de soi, c'est chez les masses d'aujourd'hui (1) un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d'une réception de sa reproduction.". La note (1) dans le bas de la page explique : " Que les choses deviennent 'humainement plus proches" des masses, cela peut signifier qu'on ne tient plus compte de leur fonction sociale. Rien ne garantit qu'un portraitiste contemporain, quand il représente un célèbre chirurgien prenant son petit déjeuner entouré de sa famille, saisisse plus exactement sa fonction sociale qu'un peintre du seizième siècle [sic] qui, comme le Rembrandt de la Leçon d'anatomie, présentait au public de son temps une haute image de ses médecins." On pourrait aller beaucoup plus loin et je renvoie ceux que cela intéresse à l'article (aussi long qu'intéressant)) de Murielle Pic (Leçons d’anatomie. Pour une histoire naturelle des images chez Walter Benjamin).
Que foutait donc Descartes à Amsterdam l'hiver 1632 et pourquoi cette bougeotte ? On sait qu'il a quitté son village (pardon : sa petite ville) pour aller à Paris, puis en Hollande, au Danemark, en Allemagne, en Italie...et qu'il a voyagé jusqu'à la fin de sa vie, toujours en solitaire. Même dans ses lettres il ne dit pas souvent où il est. Intéressé par les mathématiques, la philosophie, l'anatomie, la musique, l'esthétique... On sait qu'il voulait tout comprendre et qu'il voulait expliquer tous les phénomènes de la nature. On peut dire que Descartes était là au bon endroit et au bon moment. L'époque était turbulente, Galilée allait passer en procès, Harvey venait de découvrir la mécanisme de la petite et grande circulation. À Amsterdam, passionné par l'anatomie et obsédé par son idée de séparation de l'âme et du corps, Descartes pouvait rencontrer de nombreux savants, assister à des dissections (il habitait au centre ville et connaissait de nombreux bouchers), et pouvait écrire et travailler à son futur discours de la méthode (qui est en fait l'introduction à trois traités scientifiques et qu'il publiera à La Haye (et non en France) en 1637), ébaucher sa métaphysique...
Bien sûr il se jouait là le destin de l'Europe. Bergounioux, non sans humour cite aussi Hegel (" qui attend son tour dans les limbes ") : " Il n'y a d'intérêt que là où il y a contradiction.". Plus loin encore (page 37) il cite Helvetius : " à vivre comme tout le monde, on a les pensées de tout le monde". Vous comprendrez, grand amoureux d'Amsterdam, que cela me ravit . (à suivre) |